REPORTAGE
: « Les disparues d’Égypte »
par
© Jean-Marc Gonin et Alfred Yaghobzadeh, publié dans Le Figaro
Magazine du 05-06/07/2013
Un profond merci pour l'autorisation de publication.
* * *
LE FIGARO MAGAZINE 5
JUILLET 2013 'LES DISPARUES d’Égypte' REPORTAGE
Des centaines de
filles et de jeunes femmes chrétiennes sont la cible des islamistes
les plus radicaux. Enlevées, elles sont ensuite converties et
mariées de force.
DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX
AU CAIRE JEAN-MARC GONIN (TEXTE) ET ALFRED YAGOBZADEH (PHOTOS).
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JUILLET 2013 LE FIGARO MAGAZINE
Inconsolables,
les mères ont peu de recours
Un visage d’enfant posé
sur un corps de jeune femme. Jean, tee-shirt blanc imprimé «Fashion
Girl», un collier de deux perles de verre bleu sur une fine lanière
de cuir noir: Irini Samir est une ado de son temps. Elle a 16 ans, la
vie devant elle et des projets plein la tête. Pourtant, ses yeux
ombrés de cernes trahissent la crainte. Assise sur un banc dans le
jardin d’une église copte d’une lointaine banlieue du Caire,
elle tourne subitement le regard vers le côté, telle une biche
effarouchée.
Irini revient de l’enfer.
Cette collégienne chrétienne a été séquestrée près de deux
mois par des musulmans qui voulaient la marier de force. Son salut,
elle ne le doit qu’à son courage et à sa présence d’esprit
quand elle est parvenue à échapper à ses ravisseurs.
Avec un couteau,
elles effacent une croix tatouée.
Le calvaire a commencé
un matin à 7heures à Al-Minya, en Haute-Égypte. Elle vient de
quitter la maison familiale et se rend au collège en compagnie d’une
amie. Sur le chemin, elle s’arrête pour acheter à manger. Quand
elle ressort dans la rue, un minibus s’approche. Un homme la saisit
et l’embarque de force. Ensuite, c’est le trou noir. «Je me
suis réveillée dans une chambre, raconte-t-elle.
J’ignorais où je me trouvais.» Autour d’elle, des femmes
voilées et des barbus–«des cheikhs»,dit-elle pour décrire des
hommes d’un certain âge à l’allure de religieux.
Une des femmes lui lance:
«Ton âme va devenir musulmane et tu le deviendras aussi.»
«Je ne veux pas. Vous
ne pourrez pas me forcer!»
A peine Irini a-t-elle
riposté qu’un cheikh la gifle avant de quitter sa chambre en
claquant la porte.
Quelques jours plus tard,
pour la préparer à son avenir de convertie, les femmes de la maison
tentent d’effacer la croix tatouée que les Coptes portent au
poignet. A l’aide d’un porte-plume et d’un couteau, elles
arrachent la peau teintée d’encre. La gamine se débat, crie et
fond en larmes.
«Pourquoi
pleures-tu?» demande une de ses tourmenteuses.
«Ma mère m’a dit
que ma vie serait finie si cette croix disparaissait.»
Irini mange seule dans sa
chambre. Pour toute lecture, les ravisseurs lui ont laissé un Coran
et des fascicules de propagande islamiste.
Quand on la laisse enfin
sortir de la pièce, c’est pour l’obliger à faire le ménage.
Elle découvre qu’elle se trouve à Assouan, à 650 km au sud de la
maison familiale. Elle tente une première évasion. Un cheikh la
rattrape alors qu’elle franchit la porte.
Le salut viendra de la
découverte d’un téléphone portable oublié par un occupant de la
maison. Irini compose le numéro d’un cousin. Elle lui dit se
trouver à Assouan. Puis, pour l’aider à la localiser, elle décrit
les alentours de la maison, la cour, une école qu’elle aperçoit
en face dont elle lit le nom sur le portail. Le cousin appelle un ami
à Assouan, qui identifie l’endroit. Irini guette le moment où le
cheikh quitte la maison. Elle fausse immédiatement compagnie à ses
ravisseuses en s’engouffrant dans un tuk-tuk (tricycle taxi)
où l’ami du cousin l’attend. Le chauffeur fonce jusqu’à la
gare. Ils attrapent le premier train pour Le Caire. Irini est en lieu
sûr. Elle a échappé à la conversion et au mariage forcés, quand
ce n’est pas à un viol a fin qu’elle porte l’enfant d’un
musulman.
'Ils
cherchent à nous intimider, à nous forcer à l'exil'
La police accuse les
familles d’attiser la haine
En Égypte, des centaines
de filles et de jeunes femmes coptes ont connu le sort d’Irini
–épilogue heureux mis à part. La pratique ne date pas d’hier.
«Les enlèvements de femmes coptes ont commencé sous Anouar el
Sadate, souligne Nadia Henry, une sénatrice chrétienne. Cela
a continué sous Moubarak. On se demandait parfois s’ils n’étaient
pas directement organisés par la police secrète pour intimider les
chrétiens. Mais après la révolution de 2011, leur nombre a
explosé.» Dans un rapport publié en 2012 par l’ONG Christian
Solidarity International, l’universitaire américaine Michèle
Clark et la spécialiste égyptienne des droits de l’homme Nadia
Ghaly ont recensé pas moins de 500 cas depuis la chute de Moubarak.
Plus d’une année s’est écoulée après sa publication et la
situation n’a fait qu’empirer…
Ni la police ni la
justice ne s’occupent de ces cas. Au mieux, policiers et procureurs
écoutent les témoignages des parents éplorés et enregistrent la
plainte sans lancer d’enquête; au pire, ils les éconduisent sans
ménagement, quand ils ne les accusent pas de vouloir semer la
discorde entre les différentes communautés religieuses du pays.
«Les Coptes ne sont pas des citoyens de second ordre, mais de
cinquième ordre», ironise, plein d’amertume, Stefanos Milad
Stefanos, un avocat chrétien qui centralise les cas de filles
disparues au Caire.
Pour les familles
désespérées, il ne reste que peu de recours. Hormis l’Église
copte, il n’y a guère que l’Association pour les victimes
d’enlèvements et de disparitions forcées (Avaed), créée par de
jeunes chrétiens dès avril 2010, à leur venir en aide. Avec ses
1500 bénévoles dispersés dans toute l’Égypte, l’Avaed recense
les cas de disparition, elle les documente et, avec l’appui
d’avocats, essaie de surmonter les résistances officielles de tous
ordres pour que les autorités recherchent les disparues. «Avant
la révolution, explique Ebram Louis, 26ans, fondateur de
l’association, nous étions saisis de trois ou quatre cas
chaque mois. Après la chute de Moubarak, on en compte une quinzaine
en moyenne.» Son association a transmis 45 dossiers à la Cour
suprême, la plus haute juridiction égyptienne, sans le moindre
résultat. «Pas une seule fois la justice n’a lancé des
investigations», déplore Ebram Louis.
Un sac de magasin de
chaussures à la main, les yeux rougis, Marsa Said, sort une à une
les photos de sa fille. Quand elle raconte ce qui lui est arrivé,
des sanglots l’étranglent. Les larmes roulent le long de ses joues
lorsqu’elle montre l’image d’une fillette vêtue d’une robe à
volants noirs et blancs et de sandalettes, qui étreint un lapin en
peluche rose. Nadia a disparu le 10 septembre 2011 vers 10h00.
C’était un dimanche. La famille revenait de la messe dans une
église du Caire. Son père l’a envoyée acheter du pain. Elle
n’est jamais revenue. Au moment de sa disparition, elle avait 14
ans.
Bien qu’inconsolable,
dévastée et perdue, Marsa Said n’a pas renoncé à retrouver sa
fille. Son opiniâtreté lui a pourtant coûté cher. Renvoyée par
la police, menacée par le voisinage, elle a dû déménager, avec
son mari et ses quatre enfants restants, dans un autre quartier du
Caire. En chemin, elle a également perdu son travail. A force de
remuer ciel et terre, aidée par l’Avaed et un avocat (elle ne sait
ni lire ni écrire), elle a mis la main sur l’acte de mariage de sa
fille avec un musulman de 48ans. «Un repris de justice»,
précise-t-elle. Selon la loi égyptienne, tout est illégal : ni
cette union ni la conversion qui l’a précédée ne pouvaient avoir
lieu sans consentement parental. Marsa Said sait où vit cet homme,
elle a même parlé à des membres de sa famille. Rien n’y a fait.
Elle ne peut faire valoir son droit et la police ne veut plus en
entendre parler.
Pour prendre l’opinion
publique à témoin, l’Avaed a amené cette mère accablée à la
télévision. Cela n’a fait qu’attirer sur Marsa Said les foudres
des salafistes égyptiens, l’aile la plus radicale du mouvement
islamiste. Révoltée, Marsa Said crie sa colère: «Abou Islam a
déclaré que le mariage de ma fille était tout à fait normal et
que Nadia était consentante !» Pour les chrétiens d’Égypte,
Abou Islam est une sorte d’incarnation du diable.
Cet homme qui se présente
comme un journaliste écrivain, dirige une chaîne vouée à propager
le salafisme. Il y tient une longue causerie quotidienne six jours
par semaine. «Une fois sur deux, elle porte sur les chrétiens»,
dit-il avec un mouvement de menton. Quand on l’interroge sur les
Coptes, sa colère est intarissable. «Ils n’arrêtent pas de
nous provoquer, s’énerve-t-il. Ils portent des croix autour
du cou. Voyez comment leurs femmes s’habillent et sortent tête
nue. Quant aux kidnappings, c’est eux qui convertissent nos femmes
de force !» A l’écouter, les chrétiens d’Égypte n’ont
qu’une alternative : soit ils se soumettent et acceptent la règle
de la majorité sunnite, soit ils quittent le pays.
Quand il reconduit son
visiteur à la porte de son studio, il révèle que le prochain livre
qu’il va publier portera sur les Coptes: «Qui et combien
sont-ils?» Leur nombre obsède les islamistes radicaux. Sans
grande rigueur statistique, l’État prétend que les chrétiens
d’Égypte sont environ 8 millions, soit 10% de la population
totale. Les leaders coptes et l’Église pensent plutôt qu’ils
sont plus de 10 millions. Abou Islam, lui, affirme qu’ils
représentent moins de 0,5% des Égyptiens…
Dans la chambre vide,
pas un objet n’a bougé
Otages de ce stratagème
politique, religieux et idéologique, les familles n’ont plus que
leurs yeux pour pleurer. Les mères contemplent des chambres
désespérément vides où pas un objet n’a bougé depuis que le
malheur a frappé le foyer. Comme Magda Mehani, une commerçante du
Caire, qui recherche sa fille Martha depuis sa disparition le 14
juillet 2007.
Elle avait 19 ans. Ou
encore Nabila Shihata, une mère de famille d’Ismailia qui n’a
plus
de nouvelles de Christine
depuis le 26 janvier 2012. Elle avait 17 ans et 4mois…
En charge du dossier des
disparues au sein de l’Église copte, le père Ibrahim Karas ne
sait plus à quel saint se vouer. Pour lui, cette stratégie des
enlèvements de jeunes femmes et des conversions forcées n’est pas
du seul fait des islamistes radicaux. «Ils sont tous heureux de
les convertir de force: le gouvernement, la police et la justice,
explique le curé de la paroisse Sainte Marie, dans le populeux
quartier de Shoubra, au Caire. Ils veulent nous intimider, nous
forcer à l’exil, faire du pays un État exclusivement musulman.
Nous ne partirons jamais. Nous sommes autant Égyptiens qu'eux!»
¦
JEAN-MARC GONIN